trois façons de juger
Trois façons de juger l’action d’un individu politique : s’en tenir à ses actions et réalisations (RA) ; considérer ses idées, son programme et ses déclarations (IPD) ; ou juger les intentions personnelles, en terme de stratégie (SIP).
Trois façons différentes et souvent complémentaires, mais avec un ordre différent.
Quelques exemples :
Laurent Fabius a détonné et certainement fait beaucoup pour la victoire du Non au référendum sur le TCE. Qu’en retient-on principalement ? Une stratégie de rupture avec la ligne modérée du parti socialiste pour rassembler à la gauche de la gauche et apparaître comme un candidat aux présidentielles disposant d’une assise populaire (stratégie pour le moment peu efficace). Bref il est décrit comme un opportuniste, arriviste, ambitieux et ces qualificatifs personnels dominent toute autre dimension. Qu’importe ses arguments à l’époque, alors qu’il était un brillant défenseur du rejet du TCE, bien plus que nombre d’énergumènes dont on a pourtant écouté religieusement les arguments (Besançenot par exemple, mais aussi chez les pro-oui).
Donc la dimension SIP domine largement sur IPD pour Fabius. Ses réalisations à présent : ministre de l’économie sous Jospin, il baisse l’impot sur le revenu, supprime la vignette auto, met en place la taxe pétrolière flottante (!!), dans un contexte économique favorable de croissance et de baisse du chomage. Mais cet aspect RA n’est que peu rappelé lorsqu’on parle de Fabius.
Fabius est jugé exclusivement du point de vue de ses intentions supposées, et de sa trahison de la ligne modéré du parti socialiste pour convenance personnelle supposée.
Autre exemple : Ségolène Royal. Bien que pour le moment le niveau de ses idées soient peu médiatisées (desirsdavenir.org reste évasif) et ses actions peu susceptibles de nous éclairer sur ses orientations en matière de politique étrangère ou économique, voire parfois en décalage avec ceux qui la soutiennent (ainsi sur le mariage homo), elle bénéficie d’une évaluation personnelle favorable , incarnant une autre façon de faire de la politique. Donc comme fabius mais à rebours son SIP domine et écrase tout le reste.
Sarkozy est un cas plus complexe : on pourrait adopter le même type de raisonnement que pour Fabius, tant ses prises de position semblent dicter par un dessein qui transcende le moment présent, et voir dans certaines actions trahison et opportunisme, ainsi cette célèbre scène lorsqu’il était ministre de l’intérieur dans le gouvernement Raffarin, où pour donner l’image d’un ministre dur qui ne s’en laisse pas compter il a ridiculisé devant caméras le chef de la police de Toulouse (la mission première de la police ce n’est pas de jouer au foot), pourtant au départ convoqué pour une simple réunion d’information. Encore aujourd’hui certains analysent son projet de loi sur l’immigration choisie et ses phrases du type “aimez la ou quittez la” comme une volonté de redonner des gages à la droite voire la droite extrême quand la crise du CPE a pu le faire apparaître comme trop modéré, alors qu’on apprendrait plus à analyser et débattre du texte lui-même.
Mais ce n’est pas cette voie qui est choisie, ou plutôt pas directement. Car ses déclarations sont performatives et donc on peut la voire comme une maîtrise de IPD pour contrôler SIP. RA n’est que peu mobilisé : quelle évaluation son passage au ministère de l’économie ou ses passages à l’intérieur suscitent-ils ?
Il ne s’agit pas de dire qu’il faudrait juger Sarkozy, Royal ou Fabius autrement, juste prendre acte du fait que les distortions entre les évaluations de ces trois individus politiques proviennent pour une grande part de l’utilisation de méthodes différents d’évaluation, où paradoxalement les actes et réalisations RA ne prennent qu’une faible part. Fabius est le grand perdant de cette inégalité des critères de jugement (je dis cela sans en être partisan).
Il est inévitable que l’on cherche à déceler des intentions personnelles chez des individus politiques, mais comme le rappelait je sais plus où Copé-fini-la-langue-de-bois si on fait de la politique c’est aussi par ambition. On ne peut donc tenir rigueur ni à Fabius ni à Sarkozy ni à Royal d’être ambitieux et d’élaborer des techniques de communication pour parvenir à leurs fins. Seulement il faudrait prendre acte de cette ambition quasi-universellement partagée pour ne considérer que les actes et leurs effets, et les idées et leur cohérence.
Donc ni pour Sarkozy ni pour Fabius je ne suis partisan d’un jugement basé sur leurs intentions supposées et donc les accusant de trahison (et puis bon la trahison de Chirac ou du PS importe peu, par rapport à la trahison des électeurs). Il faut laisser le bénéfice du doute aux idées, et les examiner avec discernement. Donc même si Fabius a appelé au non pour apparaître plus à gauche, il faut écouter ses idées et considérer que désormais il est à gauche. Un individu a le droit de changer d’idées (Azouz Begag a failli être socialiste, ouf). Le changement deviendra génant lorsqu’il a lieu trop souvent, et là on en appelle à la cohérence des idées pour juger un individu. Idem pour Sarkozy, il faudrait sortir de ce jeu où l’évaluation de Sarkozy consiste à dire “il est trop ambitieux” ou “il incarne une rupture (comme Royal)” pour se concentrer sur ses idées. Et il y a urgence avec le projet de loi sur l’immigration choisie.